Abou Ahmed Abdel Fatha Abouzina. Genèse d'une vocation.
Comment devient-on journaliste lorsque rien
dans votre parcours ne vous y destine? C'est en retrouvant la première vidéo de mon tout premier interview que j'ai compris vraiment ce qui s'était joué ce jour-là, entre ce partiarche jordanien
et moi, un jour de 1994, dans une maison située sur les hauteurs de Hébron, juste après un drame historique. L'article que je rédigeai ensuite et qui fut mon sésame pour "entrer en journalisme",
je vous le livre. Rien ne fut plus exactement à sa même place après cette rencontre avec Abou Ahmed. J'avais contracté le virus, ce besoin de cette adrénaline qui fait battre le coeur si fort ,
ce sentiment d'être à sa juste place, derrière, pour éclairer les faits . Je sais que je n'en suis pas guérie, que je ne tiens pas à en guérir...
"Il a décidé de faire confiance, lui, le patriarche jordanien, à moi, la journaliste
juive française, suffisamment confiance pour m'ouvrir toutes les portes... Je ne savais des territoires dits "occupés" que ce que l'on en lit ou entend, confortablement installés en France.
J'avais, comme beaucoup, des opinions très tranchées, manichéennes. Dans ce western mal doublé, les "bons" -israéliens- étaient inévitablement parés de toutes les vertus, en tout cas obtenaient
facilement mon indulgence. Les "mauvais" - arabes- et par ce qualificatif, je prouvais déjà mon ignorance, étaient primaires, chargés d'intention belliqueuses. La journée passée avec Abou Ahmed a
fait vasciller toutes mes convictions... Nous étions attendus pour déjeuner par l'épouse d'Abou Ahmed dans sa maison d'Hébron. Il vint donc me chercher, un matin de juin à Jérusalem. C'est un
homme d'un soixantaine d'années , très digne, père de neuf enfants, qui sont tous passés par le creuset de l'université. D'ailleurs son fils aîné allait nous servir de chauffeur. Nous nous étions
connus par l'intermédiaire d'un ami commun israélien, quelqu'un qui lui aussi souhaitait le retour des colombes... Il nous servirait d'interprète.
Comment se rendre à Hébron? Avec le véhicule d'Abou Ahmed, j'allais vivre, du côté
jordanien, la facilité à traverser tous les territoires interdits aux simples curieux et également les tracasseries qui en découlent... Les voitures israéliennes sont munies de
plaques jaunes, celles des territoires sont bleues. Notre plaque bleue fut autant un sésame qu'un empêcheur de rouler innocemment. Les barrages israéliens sont nombreux. Abou
Ahmed possède un laissez-passer, lui donnant l'autorisation de séjourner en territoire israélien de 7h à 19h . Sans ce précieux document, il peut se faire refouler, dans le meilleur des cas, ou
être mis en garde à vue quelques heures, sans autre forme de procès, dans le pire. Mais, dans un pays où la paix semblait il y a encore quelques mois un mot inventé pour faire rêver les enfants
et, parfois, les journalistes, il est très difficile de faire un distingo entre l'honnête homme et celui chargé d'intentions moins louables..; Alors Abou Ahmed tend ses papiers
fièrement, à chaque barrage, aux soldats qui les lui demandent. Il voudrait leur expliquer qu'il a demandé la nationalité israélienne, il voudrait leur dire ses rêves, ses espoirs, il n'ose
pas...
Nous prenons la route de Hébron. La campagne alentour semble encore, sinon
prospère, du moins animée. Les villages se succèdent, Efrat, Neve Daniel. Tout autour , le paysage est trompeur, terrains fertiles, oliviers sauvages font dévier le regard des immenses filets
tendus le long de la route pour protéger des jets de pierre. Abou Ahmed me dit de ne pas prêter attention à ces filets, bientôt ils n'auront plus lieu d'être. En tout cas, c'est ce qu'espèrent
farouchement les colombes des deux camps. Il serait temps. J'observe les villages que nous traversons, aucun magasin d'ouvert, des rues grises de poussière, presque désertes, des hommes,
drapés dans des costumes traditionnels, de rares femmes voilées et partout une impression d'immense pauvreté. Nous arrivons à Hébron. Le centre de la ville est tenu par des colons armés. Baruch
Goldstein s'imaginait-il ce que son geste *allait provoquer à long terme? La maison d'Abou Ahmed est sur les collines. Son épouse nous attend, une femme voilé, douce et discrète. Nous
communiquons par de simples sourires.
De mon après-midi passée dans cette belle maison fraiîhe et calme à interviewer Abou
Ahmed, me reste le sentiment d'aoir croisé un grand homme, digne et responsable. Il m'a dit calmement avoir des amis au Hamas. Pourtant il a compris un jour que l'avenir de ses enfants passait
par la signature d'accords de paix avec ses ennemis d'autrefois. Il s'est rendu compte qu'au fond rien ne détonnait vraiment entre les idéaux d'un juif israélien et ceux d'un arabe jordanien,
palestinien, syrien... Même amour de leur terre, même revendication de leur patrimoine culturel et religieux, même désir de voir leurs enfants "libres et égaux en droit" La haine, atavique,
viscérale, n'avait plus lieu d'être dans son coeur. Alors, il a tendu la main. Cette main tendue, peu l'ont encore saisie, mais Abou Ahmed est un homme patient. Nous nous sommes quittés sur la
promesse de nous revoir un jour à Hébron, quand les filets le long des routes, les barrages innombrables, les larmes des enfants auront disparu. Bientôt, bientôt."
S Oling
Article paru dans le J. Post en août 1994
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