"N'oubliez pas de vivre"
"Madame. J’ai pensé à Vous. Souvent. Dans votre constance et l’absolu de votre présence au monde. Alors que l’on commémorait avec une infinie tristesse votre départ, ils étaient tous là, tous, invités une fois encore à sortir de leur assourdissante absence par Votre détermination à ne pas les laisser oublier. Eux, ces ombres surgies d’un passé qui, comme la tache sur la clé de Barbe Bleue, ne peut, ne doit, s’effacer, malgré la volonté de certains, de la mémoire de l’Humanité. Il furent, nos chers absents. Certains d’entre nous, comme Vous, Madame, sont devenus les garants de leur existence d’alors .
Encore et toujours revenir sur ces traces anciennes que jamais rien n’efface. Inlassablement se poser la question de l’utilité de cette volonté mémorielle. Pour ma part, qui suis juste une parmi tant d’autres, porteuse par procuration de votre Histoire, plonger dans l’oubli fut, je l’avoue, une tentation cent fois effleurée, cent fois repoussée. Je me souviens… Je est dans ce cas précis un Autre, englobant tous ces chers autres, en leur nom . Mes propres souvenirs s’arrêtent à la frontière du silence de mes parents, gardiens inconsolables de l’au-delà de cette frontière. Alors, pèlerin d’un impossible voyage, je suis partie un jour en Pologne.
J’ai cherché, de Cracovie à Lublin, de Wlodawa à Belzec le temps d’avant, mythifié, forcément mythifié. J’ai désespérément tenté d’imaginer, dans cette Pologne d’aujourd’hui, ma mère, petite fille du ghetto, préparant les pains de Shabbat avec sa propre mère. Je n’ai entendu que le cri des corbeaux moqueurs.
Puis je me suis frayé un chemin, mon stylo en guise de canne, vers la parole oubliée de dizaines de survivants. Persuadée d’accomplir un devoir, j’ai continué obstinément, au fil des années, en hésitant parfois, en me répétant souvent, de tenter de dire l’innommable, l’indicible. J’ai essayé de donner des contours à cette catastrophe qui bouleversa l’ordre du monde et le Vôtre, à jamais.
J’en ai oublié l’essentiel… Le message que venaient me souffler ces ombres si chèrement présentes, et le vôtre, évidemment, Madame :
« N’oubliez pas de Vivre ! »