C'était en 1995. Ma rencontre avec André Glucksmann
Ce matin, j'apprends la mort de cet homme d'engagement et de convictions affirmées. Il m'avait accordé une longue interview, publiée dans mon dernier livre "Entre Orient et Occident. De la complexité du monde..." paru aux Éditions l'Harmattan en 2013 et qui, au regard du contexte politique et social, ne semble pas "daté"...
Notre rencontre eut lieu en mai 1995 autour de son livre paru chez Lattes « De Gaulle. Où es-tu ? », Quelques semaines après l’élection de Jacques Chirac
"Sylviane Sarah Oling :
Vous venez de publier « De Gaulle. Où es-tu ? Pourquoi un livre sur le Général De Gaulle ? Quel est le lien entre vous ?
André Glucksmann :
Le lien, c’est simplement celui d’un enfant juif tout petit dans la France occupée et qui a beaucoup d’admiration pour quelqu’un qui résiste. Je n’ai jamais eu de lien personnel avec le Général et si, 25 ans après sa mort, je pense qu’il convient de méditer ce qu’il a fait, c’est pour en extraire une méthode. Ce n’est ni pour l’aduler, ni pour le culte de la personnalité ou l’iconographie. Tout cela ne m’intéresse pas. C’est une méthode. Vous savez qu’il a été un peu exclu de la bonne société, et sous la troisième et sous la quatrième et même sous la cinquième république, parce qu’il était, président, assez mal vu, par l’intelligentzia, par des journaux sérieux comme Le Monde. Ce tabou qui concerne De Gaulle me semble assez dangereux pour la France à l’heure actuelle, alors qu’il n’y a plus de guerre froide et au moment où éclatent des guerres « chaudes ».
Sylviane Sarah Oling :
Nous sommes en plein dans l’actualité et, pour reprendre vos propres termes, que pensez-vous du « Roi Républicain » qui a été élu dimanche ?
A. Glucksmann :
Je demande à voir. Si j’avais vu d’avance son génie éblouissant, j’aurai appelé à voter pour lui. Je n’ai pas appelé à voter pour lui, je n’ai pas non plus appelé à voter pour son adversaire, loin de là. Je me suis retiré dans le silence de l’isoloir, dans la mesure où les candidats ne répondaient pas aux questions les plus brûlantes qu’on va se poser maintenant, une fois la récréation des élections terminée.
S. Oling :
Dans votre livre, vous n’avez pas de mots assez durs pour vilipender ce que vous appelez « la boulimie commémorative ». Comment hors ces événements fortement médiatiques, pensez-vous que l’on puisse faire œuvre de mémoire ?
A. Glucksmann :
En considérant qu’il ne s’agit pas de commémorer le passé mais de commémorer une lutte qui continue.
S. Oling :
Au regard des conflits qui éclatent de partout, la Bosnie, le Rwanda, entre tant d’autres, vous posez une question essentielle : « A quoi sert l’Histoire ? » Qui, justement, d’après vous, a failli, pour que les leçons de l’Histoire aient été vaines ?
A. Glucksmann :
Je crois que les leçons de l’Histoire n’agissent pas toujours d’elles-mêmes. On a dit lors de l’ouverture des camps de la mort, jamais plus ! Mais « jamais plus », cela peut s’entendre de deux façons, soit comme un indicatif, « maintenant, nous sommes devenus sages, assez sérieux pour que cela ne se reproduise plus ». Cela, c’est de l’orgueil, du narcissisme. Ou bien « jamais plus », comme un impératif. Il ne faut plus jamais que cela se reproduise. Mais pour l’utiliser comme un impératif, on sous-entend que cela peut revenir. Il y a deux formes de banalisation de la Shoah. La première, c’est de voir des génocides partout. Ce n’est pas vrai. Il y en a eu quatre dans l’histoire du monde, celui des arméniens, celui des juifs, celui des tziganes et celui du Rwanda, où les Tutsies se sont fait massacrer, cinq cent mille, un million peut-être, en quelques semaines. Et l’autre forme de banalisation c’est de dire que c’est une histoire qui n’intéresse pas l’humanité entière, c’est une histoire entre les juifs et les allemands et uniquement entre eux, et cela, c’est une forme extrêmement dangereuse de banalisation .C'est-à-dire que l’on congèle le génocide, on en fait une histoire ancienne qui n’aurait plus d’actualité. Eh bien, c’est faux ! Il y a une menace qui pèse sur l’humanité. Une fois qu’Auschwitz a été possible, Auschwitz reste possible pour les siècles des siècles.
S. Oling :
Justement, pour revenir à votre livre, vous développez, citant Malraux, depuis 1916, où il y eut la première attaque allemande sur la Vistule, avec utilisation du gaz, le concept de « guerre sale ». Une guerre peut-elle être qualifiée de « propre » ?
A. Glucksmann :
Une guerre ne peut pas être qualifiée de propre. Mais il y eut autrefois des guerres qualifiées de justes, c'est-à-dire des guerres faites, comme le disait Saint Augustin, pour restaurer la tranquillité de l’ordre. Aujourd’hui, une guerre est nécessairement dangereuse. Elle ne restaure pas l’ordre. Elle peut simplement essayer de barrer la route à un plus grand désordre. Parce que des massacreurs, il y en a sur toute la planète et partout !
S. Oling :
Le Général de Gaulle doutait de l’éternité des alliances. Nous étions alors aux prémisses de la Guerre froide. Le Général était-il un visionnaire pour vous ?
A. Glucksmann :
Non, mais il était un homme éduqué par les moralistes classiques, Pascal, La Rochefoucauld, éduqué dans le sens d’un dieu qui n’était pas aussi présent qu’il l’était pour les idéalistes du 19ième siècle, un Dieu caché, Deus abscondicus, que Pascal avait emprunté à la Bible.
Et cette absence de dieu, ce dieu caché donnait à De Gaulle le sens du tragique. Vous savez, j’ai connu Aron, j’ai connu Sartre et ils ont tous les deux reproché aux successeurs du Général de Gaulle leur absence du sens du tragique. Et c’est ce qui manque aujourd’hui, alors que la purification ethnique règne au cœur de l’Europe, alors qu’un peuple se fait exterminer au bord de l’Europe, les Tchétchènes par les Russes, alors que surtout en Algérie monte une intolérance, la dictature islamique, qui tranche les gorges des femmes parce qu’elles refusent de porter le voile. Et là, je crois que nous sommes en face de quelque chose que l’on n’a pas encore osé regarder en face, c’est la reprise des expériences totalitaires. En Bosnie, en Tchétchénie, en Algérie, il n’y a pas Auschwitz, il n’y a pas de génocide, mais il y a quelque chose qui monte et qui est la reprise des expériences totalitaires, et on sait où cela mène !
S. Oling :
Justement, André. Gluksmann, vous dites que l’intervention humanitaire militarisée ne va pas de soi. Et vous citez l’ex Yougoslavie, le Rwanda, où l’échec des interventions militaires a été patent. Cela supposerait-il qu’il faille laisser les belligérants régler leurs conflits entre eux sans bouger ?
A. Glucksmann :
Non, pas du tout ! Cela veut dire qu’il faut préparer des interventions de tous ordres. Quelquefois même des interventions armées. En Somalie, contrairement à ce que l’on a dit, on a sauvé des centaines de milliers d’enfants qui crevaient de faim, parce qu’on a envoyé des troupes américaines. Alors, bien sûr, elles n’ont pas agi au mieux de ce qu’elles auraient pu faire. Mais le résultat, c’est qu’on a, quand même, sauvé des gens qui allaient crever de faim !
S. Oling :
Ce sera ma dernière question. Je voudrai savoir quel est le regard que vous jetez sur le processus de paix engagé en Israël ?
A. Glucksmann :
Je crois qu’il y a deux endroits où la chute du Mur a créé un bien et pas une crise supplémentaire, ce sont les territoires occupés et Israël, et l’Afrique du Sud. Dans les deux cas, on a vu d’anciens terroristes retourner sur eux-mêmes, faire réflexion sur ce qu’ils avaient fait, se dire que, après tout, si on continue à terroriser et à tout faire sauter, on va vers l’abime, et vers l’abîme réciproque. Et là, je crois qu’il y a eut quelque chose de nouveau, qui donne de l’espoir. C’est un espoir extrêmement fragile, mais c’est une fleur fragile sur laquelle il faut veiller.
S. Oling :
J’aimerai vous soumettre une dernière réflexion. Vous qualifiez votre livre « De Gaulle, ou es-tu ? d’anti somnifère. Que voulez-vous dire ? Que vous voulez réveiller les consciences ?
A Glucksmann :
Je veux dire que quand on fait des élections présidentielles, quand on élit un Chef d’Etat garant de la sécurité, de la paix, de la dignité, de la grandeur de la France, et qu’on ne parle que pendant quinze minutes au cours de la campagne, je crois, des problèmes dits de politique extérieure, c'est-à-dire simplement du monde qui nous entoure, eh bien nous rêvons, nous absorbons des somnifères parce que nous ne parlons pas de ce qui importe. Nous croyons vivre dans une bulle.
Dites-vous que dans sept ans, nous nous retournerons sur cette période et nous nous dirons : « Mais à quoi pensait-on alors que montait un péril fasciste à Moscou » ? Jirinovski vient d’obtenir 25% des voix et d’être décoré, enfin promu, lieutenant Général de réserve par le numéro deux du régime, le ministre de la défense nationale ! Jirinovski c’est un monsieur qui n’est pas seulement antisémite, il veut transformer Grosnie en cratère nucléaire.
De même, on dira « Mais à quoi pensaient les Français, lorsque il fallut s’exprimer sur qui on préférait ?, Est-ce que c’est les femmes qui se font égorger en Algérie, ou est ce que se sont les égorgeurs ? Ce n’est pas une question uniquement pour l’Algérie, c’est une question pour tout le Maghreb, tout le monde musulman, mais c’est aussi une question pour nos banlieues. A qui vont s’identifier les jeunes gens des banlieues qui sont d’origine maghrébine ? Est-ce que c’est aux femmes qui luttent pour leur liberté, au risque de se faire couper en morceaux, ou de se faire violer, ou bien est ce qu’ils vont s’identifier aux femmes voilées et aux barbus égorgeurs ? C’est quand même un problème ! Il faut que le Gouvernement, que les hommes politiques prennent leur responsabilité et choisissent leur camp."
S. Oling 10 novembre 2015